Par Antoine Reverchon, Le monde, 31 août 2018

 

 "Appuyer sur un bouton : un geste pas si banal que ça"

"Il est un geste que nous répétons des dizaines de fois quotidiennement sans y penser - du matin (mettre fin à la stridence du réveil) au soir (éteindre la lampe de chevet), et toute la journée (la souris de l'ordinateur, l'écran du smartphone, la télécommande du téléviseur...) : appuyer sur un bouton.
Dans un petit livre à la fois hilarant et profond, la philosophe et sociologue Anne Salmon envisage toutes les facettes de cet acte d'une affligeante banalité. Dans Imaginaire scientifique et modernité ordinaire. Une histoire d'électricité (ISTE éditions, 132 p., 30 euros), elle commence par explorer l'immensité polysémique du « bouton », depuis l'abominable furoncle jusqu'au fameux interrupteur en passant par la petite pièce d'accrochage vestimentaire. Cet éventail de significations vaut d'ailleurs au bouton querelles d'étymologistes et histoires à rebondissements. On apprend ainsi que le bon roi Henri IV interdit à sa cour, sous peine de lourdes amendes, d'arborer des boutons d'or et d'argent, car il préférait les voir contribuer à la circulation monétaire...
Ampoule ou bombe A
Mais le bouton contemporain, si l'on ose dire, se distingue par sa capacité à mettre en marche, par le geste le plus simple, des mécanismes d'une incroyable complexité : ampoule ou bombe atomique - et cela grâce à l'électricité. Et l'objet véritable du livre apparaît alors : en décortiquant les discours (scientifiques, philosophiques, religieux, journalistiques, anecdotiques) qui entourent chaque étape de l'entrée de l'électricité dans la vie des hommes, de la bouteille de Leyde (1745) à la fission atomique, en passant par la galvanisation des cadavres (Galvani, avant des générations de potaches ,réanime à distance la cuisse d'une grenouille en 1781), l'auteure montre que le progrès technique n'est en rien le résultat de la progression continue d'un savoir rationnel.
Il a bien plus à voir avec le triomphe de programmes de pensée sachant manier les armes de la passion et du sentiment pour convaincre le monde scientifique, la puissance politique et les investisseurs financiers.
Anne Salmon observe d'ailleurs que certains de ces programmes l'emportent sur leurs concurrents qui auraient pu déboucher sur d'autres horizons techniques. Par exemple, Thomas Edison fait triompher l'idée d'une production centralisée par de grandes entreprises qui distribuent ensuite l'électricité par des réseaux, alors que d'autres inventeurs et ingénieurs expérimentent avec succès des productions électriques locales décentralisées. Mais les investisseurs préfèrent évidemment la première solution.
Docteurs Frankenstein et Folamour
Elle montre aussi comment les promoteurs de l'électricité ont d'abord joué des pouvoirs de séduction de leur énergie plutôt que de son utilité et de sa rentabilité, en organisant des spectacles que le public relie à la prestidigitation plutôt qu'à la science. Mais encore comment l'appât de la puissance démiurgique-déclencher une machinerie complexe en appuyant sur un bouton - conquiert les esprits des savants (jusqu'au docteur Frankenstein), le coeur du public (l'aspirateur de la ménagère), le portefeuille des banquiers et le soutien du pouvoir politique (jusqu'au docteur Folamour).
Il n'est pas question néanmoins de négliger l'inquiétude que ces programmes suscitent parmi leurs propres concepteurs, comme chez le physicien Oppenheimer impliqué dans le projet de fabrication de la bombe d'Hiroshima. L'ouvrage se conclut d'ailleurs par une anthologie d'extraits de textes de scientifiques et philosophes s'interrogeant sur les rapports entre science et puissance : Bachelard, Bohr, Bonneuil, De Broglie, Descartes, Descola, Dewey, Heisenberg, Joly, Latour, Prigogine, Schrödinger, Stengers.
Dommage qu'Anne Salmon n'ait pas étendu sa grille d'analyse à la période actuelle, alors que la fée numérique a remplacé la fée électricité dans les imaginaires technologiques. Il serait pourtant intéressant de mettre en abyme le carnaval de la toute-puissance promise par les multiples « applications » de nos smartphones et de tenter de comprendre comment nous nous mettons volontairement entre les mains des machines des pouvoirs."